ACPJ | De la légitime émotion à l’indispensable raison
16134
post-template-default,single,single-post,postid-16134,single-format-standard,ajax_fade,page_not_loaded,,qode-child-theme-ver-1.0.0,qode-theme-ver-17.0,qode-theme-bridge,disabled_footer_top,qode_header_in_grid,wpb-js-composer js-comp-ver-5.5.5,vc_responsive
 

De la légitime émotion à l’indispensable raison

De la légitime émotion à l’indispensable raison

Anne-Cécile Robert, La Stratégie de l’émotion, préface d’Éric Dupond-Moretti, Lux, 2018, 12 euros.

Marches blanches, commémorations, médiatisation outrancière des crimes et des délits, discours politiques compassionnels… L’injonction contemporaine à nous incliner collectivement, à céder à la communion émotionnelle est claire. Et si en plus vous pouviez verser une petite larme !

Dans son livre La Stratégie de l’émotion, Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde diplomatique, essayiste et conférencière, nous invite tout d’abord à un constat : l’émotion est partout, tout le temps, rampante, quelquefois organisée de façon racoleuse. Transformée en véritable stratégie de communication publicitaire, médiatique, politique, industrielle ou autre, elle cherche à priver ceux qui y cèdent corps et âme de toute possibilité de réflexion sur le fond des situations vécues, des problèmes rencontrés, en faisant quelquefois passer ceux qui refusent de ne voir les choses qu’au travers de son prisme déformant pour suspects d’inhumanité.

Pour le meilleur et pour le pire, ces émotions, ces colères, ces indignations sont néanmoins hiérarchisées. Lorsqu’un attentat à Manhattan le 2 novembre 2017, tuant huit personnes et en blessant douze autres, monopolise un peu plus de six minutes du journal de France Inter, celui de Mogadiscio, en Somalie, deux semaines plus tard – le plus meurtrier de l’histoire africaine, avec 512 morts – aura droit à une brève de vingt et une secondes dans le même média. Même dans ces tsunamis compassionnels, un mort n’en vaut pas un autre.

Et les exemples ne manquent pas. « De manière générale », nous dit Anne-Cécile Robert, « on ne perçoit pas toujours spontanément le sens d’un drame. C’est l’analyse du contexte et de l’enchaînement des causes et des effets qui fournit les clés de ce qui est en train de se passer. » À l’appui de son affirmation, l’auteure donne l’exemple du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, où les télévisions occidentales en ont appelé à l’émotion humanitaire, sans analyse suffisamment distanciée de la situation. Présentant des colonnes de réfugiés désemparés, ces médias finiront par se rendre compte qu’il s’agissait en fait de criminels en fuite vers la République démocratique du Congo.

Comme nous le rappelle rapidement l’auteure, « ce ne sont pas des soubresauts émotionnels ou des prurits lacrymaux qui envahissent l’espace public. C’est un véritable Meccano social qui entraîne toute la collectivité, quel que soit le champ d’observation ou d’action ». Aucun complot, aucune organisation secrète, donc, en charge de construire et de développer cette stratégie. C’est toute l’organisation et tout le fonctionnement (social, politique, médiatique…) de notre société qui tendent à faire fonctionner à plein régime ces mécanismes, qui tendent à masquer les véritables causes des faits auxquels nous avons à faire face.

Pas question pour autant, pour Anne-Cécile Robert, de nier l’importance des émotions. Qui, face au décès d’un proche, devant une catastrophe naturelle ou après un attentat, pourrait rester de marbre ? S’incliner et se laisser habiter par le chagrin, la nostalgie ou quelquefois la colère est au fond bien naturel. Moins que de nier la nécessité et la logique des émotions, il s’agit dans cet ouvrage de la remettre à sa juste place, de la priver de la possibilité de constituer une fatalité indépassable. Comme le rappelle l’auteure, « le fatalisme est sans doute la véritable raison du recours aux larmes en politique. Pendant qu’on pleure, on ne fait rien, et c’est parce qu’on ne peut pas changer le monde qu’on pleure, non parce qu’on regrette de ne pas pouvoir le changer, mais parce qu’il serait impossible de le changer ».

Voilà donc un ouvrage qu’il faut s’approprier, pour remettre l’émotion à sa juste place, toute sa place, mais rien que sa place. Il s’agit là d’un enjeu non négligeable, dans une société où l’injonction lacrymale tend à servir de rideau de fumée à des réalités complexes, à nous faire nous apitoyer sur les conséquences plutôt que de nous pousser à réfléchir et à travailler sur les causes. Comme nous le rappelle pourtant Bossuet, « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».

Les exemples ne manquent pas, dans le champ de compétence de l’ACPJ, pour s’interroger sur ces questions fondamentales. L’instrumentalisation médiatique ou via les réseaux sociaux des faits divers les plus sensationnalistes, les vidéos présentées comme les actions agressives de manifestants ou les violences illégitimes de policiers, les discours nous invitant à constituer des camps, les manipulations à chaud de certaines décisions de justice, sans aucun recul ni aucune connaissance du dossier… ne sont-ils pas autant d’invitations à sacrifier la raison sur l’autel de l’émotion ? « Ni rire, ni pleurer, comprendre », nous dit en substance Spinoza. Presque cinq siècles plus tard, Anne-Cécile Robert ne nous invite pas, au fond, à un programme très différent, mais dans un monde autrement plus complexe à décrypter.



Recevez la newsletter de l'ACPJ
Ne ratez aucune actualité de l'association
Je donne mon accord pour recevoir des informations de l'ACPJ. Seules les informations récoltées dans ce formulaire seront collectées pour vous informer. Vous pouvez accéder aux modalités d'utilisation et aux droits relatifs à vos données