ACPJ | Une « fiction du réel » entre pertinence et caricature
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Une « fiction du réel » entre pertinence et caricature

Une « fiction du réel » entre pertinence et caricature

Par la voie du roman, David Dufresne rend compte d’une partie du soulèvement des Gilets jaunes à partir de novembre 2018. Il aborde le changement dans la doctrine de « gestion démocratique des foules », plus communément connue sous les termes de « maintien » et de « rétablissement de l’ordre », à travers des témoignages et des mises en scène fictives, très proches du réel. Avec une évidente saveur autobiographique, il y consigne son vécu de « compilateur » de violences policières, ses motivations, ses critiques et son regard politique sur une actualité brûlante qui a enflammé le débat public et alimenté la chronique médiatique chaque samedi.

C’est un sentiment ambivalent qui m’anime à la fin de cette lecture globalement intéressante, et qui met pourtant mal à l’aise. Cette gêne est due au statut de l’auteur, principalement présenté comme un journaliste indépendant, qui, par son récit romancé, mêle des faits objectifs avec des éléments d’une fiction politiquement orientée, véhiculant parfois la peur et la défiance envers les institutions républicaines.

En effet, ce roman donne le sentiment d’être parfois journalistique, lorsque les faits sont rapportés par, notamment, des reprises de dépêches ou des citations d’éléments de discours animant le débat public ; mais le fil conducteur reste très politique. Les personnages, bien qu’ils soient identifiables dans la réalité, portent des pseudonymes, alors que ce n’est pas le cas des figures marquantes des Gilets jaunes, qui ont gardé leurs vrais patronymes, tout comme Emmanuel Macron et Christophe Castaner ou encore Laurent Nuñez. Cette confusion mérite a minima d’être expliquée pour le lecteur non érudit, pour éviter la confusion dans son esprit.

Bien que la description des souffrances vécues suscite forcément l’empathie pour les blessés et parvienne parfaitement à nous plonger dans leur quotidien malmené, la profondeur des personnages, quelque peu caricaturaux, ne transporte pas le lecteur. Je citerai deux des acteurs, porteurs de beaucoup de clichés, pour illustrer mon propos :

– Frédéric Dhomme, chef de la DOPC (Direction de l’ordre public et de la circulation), qui bégaye, qui ne donne « ni consigne ni ordre, juste un climat » pour ne pas être enregistré sur les ondes radio, ce « lapin de corridor » connaissant parfaitement son terrier, la PP, s’adonnant à la politique préfectorale en maniant sa carrière avec servilité envers les forts et pouvoir sur les faibles. Évidemment franc-maçon et partisan de Nicolas Sarkozy, il est piégé dans un rôle convenu qui ne surprendra personne ;

– Étienne Dardel, héros du signalement, « au cœur de l’action » sur ses écrans, traumatisé par les images qu’il visionne, répond à l’« appel de la colère et de la sidération » par son addiction à Twitter et a « besoin de faire la leçon pour tirer les siennes ». Cette mise en scène héroïque, autobiographique, reste parfois autocentrée.

Après les limites sur la forme, j’ai relevé des passages pertinents sur le fond :

– le choix de l’auteur de s’attaquer au ministère de l’Intérieur et non aux policiers, afin de porter une critique politique des événements plutôt qu’une polémique technique, est pertinent. Bien que l’on ne puisse faire l’économie d’une analyse de certains comportements individuels, l’auteur s’attaque aux donneurs d’ordre (ou de contrordres) : « C’est la raison pour laquelle Dardel adressait chacun de ses tirets @Place_Beauvau et non @Policenationale : l’affaire était politique, Étienne Dardel visait moins ceux qui maniaient les armes que ceux qui les armaient ; moins les flics que les politiques » ;

– l’évocation de ressorts empêchant un débat serein, expliqué (trop) brièvement par la lutte antiterroriste et le débat sécuritaire depuis trente ans ;

– la critique sans concession des médias et des journalistes, de l’utilisation des pigistes ou du montage d’une émission télévisuelle sur un plateau en direct, sans épargner les éditorialistes. Sa mise en lumière des violences policières, légitimes ou non, et de ses conséquences sur les corps et les esprits est un pied de nez aux chaînes d’information en continu, qui véhiculent le déni de cette forme de répression de ce mouvement protéiforme ;

– la description des manœuvres politiciennes des autorités, au sein de la salle de commandement de la préfecture de police de Paris, de la construction – et de la déconstruction – de certaines carrières, ou encore de la politique du chiffre ;

– le constat du changement de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre « à la française », qu’il ne reconnaît plus : « Montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir, stricte nécessité de l’usage de la force, proportionnalité dans l’usage de la force, contenir la foule, ne l’attaquer qu’en dernier recours » ;

– le moteur de sa motivation, le traumatisme de la mort de Malik Oussekine tué par des voltigeurs en 1986, qui alimente son obsession pour alerter des dangers liés à la contestation sociale.

Pour conclure, bien qu’il soit plus nuancé que les accusations d’anti-flic binaire dont il fait l’objet, ce roman n’aura, de mon point de vue, pas la vertu de réconcilier les deux camps décrits par l’auteur ou considérés par l’actuel préfet de police. Il convaincra les convaincus, éclairera néanmoins les curieux et les ouverts d’esprit, mais irritera ses détracteurs. Le choix du roman permet néanmoins une mise à distance qui semble intéressante. Il a le mérite d’éclairer, grâce à un gros travail de recoupement et à une vision politique, un pan de notre histoire récente, qui ne manquera pas de continuer à faire couler de l’encre.

Un gardien de la paix



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