ACPJ | C’est curieux, chez les ministres de la Justice, ce besoin de faire des réformes…
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C’est curieux, chez les ministres de la Justice, ce besoin de faire des réformes…

C’est curieux, chez les ministres de la Justice, ce besoin de faire des réformes…

Encore une énième réforme de la justice ? Encore des métiers de justice réfractaires au moindre changement ? Penchons-nous donc sur les quatre-vingt-dix-neuf pages de la loi du 23 mars 2019, sans tomber ni nous y noyer, pour tenter d’en comprendre les enjeux mais également les travers.

Dans la nuit du 23 mars 2019, les députés votaient définitivement la loi portant réforme de la justice. Une loi triple, qui contient à la fois une loi de programmation pour les années 2018-2022, une loi de réforme procédurale et enfin une loi de réorganisation de la structure judiciaire. Une loi que les métiers de justice appelaient de leurs vœux depuis plusieurs années. Et pourtant, une loi qui, dès sa présentation, a suscité l’opposition d’une très grande partie de ces professionnels, allant jusqu’à les faire descendre dans la rue, où, pour une fois tous unis, magistrats, avocats et métiers de greffe se sont retrouvés pour alerter sur ses dangers.

Que contient-elle ? Et pourquoi suscite-t-elle autant de crainte voire de colère chez les professionnels de la justice ?

La loi du 23 mars 2019 est en premier lieu une loi de programmation : un véritable plan de financement sur cinq ans, pour les années 2018-2022. Enfin ! Enfin avoir de la visibilité sur les cinq ans à venir ! Visibilité pour planifier notamment le recrutement des personnels, la mise en place des innovations technologiques, mais aussi la rénovation comme la construction du parc immobilier (juridictions, prisons…), c’est ce que demandaient depuis plusieurs années les métiers de justice. Anticiper, concevoir et élaborer de vrais projets à court et moyen terme, avoir un temps d’avance et plus trois trains de retard, c’est l’énergie dynamique qui manque tellement à la justice, et que seule une loi de programmation peut permettre. L’ambition est louable, hélas le contenu est décevant. Les contraintes budgétaires qui s’imposent à l’ensemble des ministères font de cette loi de programmation une coquille quasi vide. Oui, le budget de la justice est en augmentation par rapport aux années précédentes et passe en 2020 à 7,7 milliards d’euros (contre 6,8 milliards d’euros en 2017). Oui, la loi Justice prévoit 24 % de crédits en plus sur cinq ans. Mais cela ne sauvera pas du naufrage annoncé. L’importante part consacrée à l’administration pénitentiaire (plus de 3 milliards) grève fortement le budget et notre justice reste encore bien trop à la traîne, très loin derrière les autres pays européens. Dans un groupe comparable en PIB, la part des dépenses publiques consacrées à la justice est en France de 64 euros par habitat et par an, tandis qu’elle est de 118 euros en Suède, de 119 euros aux Pays-Bas et de 122 euros en Allemagne. En alignant simplement son budget justice sur celui de l’Allemagne, la France multiplierait par deux le nombre de ses magistrats et greffiers, réduirait par deux le délai de traitement des dossiers et améliorerait l’efficacité des peines alternatives et aménagées. C’est dire si cette loi de programmation laisse un goût amer au regard des espoirs qu’elle a suscités. Pire, dans les faits, elle n’assure ni la visibilité ni la sécurité financière qu’elle devait garantir. En effet, en juillet 2019, soit à peine quatre mois après le vote de la loi, le ministère annonçait déjà que le budget alloué à la justice pour 2020 ne s’établirait finalement plus qu’à 7,52 milliards, choix gouvernementaux oblige. Au total et sur les cinq ans du plan de financement, ce sont déjà quelque 200 millions d’euros qui sont retirés de l’enveloppe budgétaire.

À côté de son aspect budgétaire, la loi Justice vient également modifier les règles de procédure pénale et de procédure civile. Visant à simplifier l’ensemble des procédures, elle touche à plusieurs pans du droit et en cela à tous les aspects de la vie du citoyen.

S’agissant de la procédure pénale, un ensemble de dispositions vient réformer le droit actuel, de la phase d’enquête à la saisine des juridictions en passant par la phase de jugement puis celle de la peine et de son exécution. Quelques exemples sur les cinquante-trois articles de la loi modifiant la procédure pénale :

– la phase d’enquête, lourde et soumise à de nombreuses autorisations du juge pour la réalisation d’actes, est simplifiée dans son formalisme. Les interceptions de correspondances émises par la voie électronique sont élargies à plusieurs contentieux, et la géolocalisation est désormais possible pour tous les crimes et délits punis d’au moins trois ans d’emprisonnement. De même, avec les techniques spéciales d’enquête mises en place, la loi revoit les modalités d’autorisation, de prolongation et de contrôle de ces mesures telles que les sonorisations ou les intrusions informatiques ;

– concernant la phase de jugement, le juge statuant à juge unique, c’est-à-dire seul, récupère une partie du contentieux jusqu’alors jugé en audience collégiale (trois magistrats du siège). L’innovation la plus importante est la création de la cour criminelle (dans un premier temps à titre expérimental dans certaines juridictions) : fini le jury populaire, les crimes et délits punis de quinze ou vingt ans de réclusion criminelle seront désormais jugés en première instance par un tribunal composé uniquement de professionnels. On le voit, les procès d’assises chronophages et les audiences collégiales qui nécessitent la présence de plusieurs magistrats sont remplacés par des procès plus rapides et moins « consommateurs » de magistrats. Le temps consacré au bien juger et la possibilité d’être jugé par un collège de magistrats soumis à une prise de décision débattue prennent du plomb dans l’aile ;

– concernant les peines, l’aménagement d’une peine de prison ferme inférieure à six mois sera obligatoire, et facultatif pour les peines entre six mois et un an. Jusqu’alors, le tribunal ou le juge d’application des peines décidaient, en fonction de la gravité des faits et de la personnalité du condamné, si les peines inférieures à deux ans devaient être aménagées ou pas. Leur marge d’appréciation se réduit donc. On sent là que les contraintes liées à la surpopulation carcérale vont peser directement sur le choix de la peine prononcée par le tribunal ;

– enfin, concernant le droit des victimes, la loi permet désormais la plainte en ligne. Véritable avancée technologique et procédurale, la plainte en ligne a cependant deux écueils majeurs. Elle ne permet pas l’échange avec les services enquêteurs, qui permet de délivrer aux victimes des informations procédurales capitales, comme l’orientation vers des structures de prise en charge (psychologues, médecins, associations…). Elle risque de générer par ailleurs un accroissement important du nombre de plaintes, qui ne pourra pas être absorbé ni traité par les personnels, toujours en sous-effectifs.

S’agissant de la procédure civile, citons juste sept exemples pour éviter un rébarbatif inventaire à la Prévert :

– la disparition du tribunal d’instance, cette justice quotidienne de proximité qui a en charge les tutelles, les injonctions de payer, les référés-expulsions…, qui s’incorpore au tribunal de grande instance pour mutualiser les effectifs et créer une juridiction unique vers laquelle le justiciable se tournera pour faire valoir ses droits. Sauf que, d’effectifs, il en manque cruellement : 1 200 postes sont actuellement vacants dans les greffes, mais la loi de programmation ne prévoit que la création de 184 postes de greffier sur cinq ans. Bien plus qu’une mutualisation, c’est surtout une mise en commun du sous-effectif qui va s’opérer ;

– les saisies-rémunérations (gestion et répartition des sommes) sont transférées à la Caisse des dépôts et consignations ;

– la gestion des pensions alimentaires est transférée aux Caisses d’allocations familiales ;

– le contentieux des injonctions de payer de moins de 10 000 euros est transféré à une juridiction nationale unique qui siégera à Strasbourg et qui sera entièrement dématérialisée, c’est-à-dire sans contact direct entre le juge et le justiciable ;

– l’obligation préalable de tentative de règlement amiable des litiges de faible importance financière et des conflits de voisinage est instaurée avec le passage devant un médiateur ;

– des plateformes juridiques privées organisant des modes alternatifs de règlement des conflits sont mises en place ;

– une procédure sans audience pour les petits litiges, entièrement dématérialisée, est désormais prévue et proposées aux parties.

On le voit avec ces exemples, il s’agit de répartir différemment l’ensemble des contentieux actuellement traités par le juge. Dématérialiser, privatiser en créant des modes alternatifs de résolution des conflits, ou encore confier une partie des prérogatives du juge à des organismes extérieurs. On comprend bien qu’il est question de désengorger la justice et de décharger le juge, actuellement submergé de missions et qui croule sous les dossiers. Mais on aurait pu faire le choix de renforcer les effectifs en magistrats et en greffiers venant les seconder, plutôt que celui de confier leurs missions à d’autres, simples organismes gestionnaires qui n’offrent pas le cadre d’impartialité, de gratuité et d’indépendance de la justice. On aurait pu faire le choix de renforcer l’humain plutôt que de créer des procédures dématérialisées qui rendent encore plus difficiles l’exercice et l’effectivité des droits. Au lieu de cela, on a le sentiment que cette loi tend vers l’objectif strictement inverse que celui qu’elle s’était fixé, et au final éloigne le justiciable de sa justice.

Cet objectif de rapprocher le citoyen de sa justice est également largement mis à mal par le troisième aspect de cette loi : la réforme de l’organisation de la structure judiciaire.

La loi prévoit tout d’abord la répartition des contentieux entre les différents tribunaux de grande instance d’un même département. Ainsi, tel tribunal judiciaire pourra juger le contentieux civil de moins de 10 000 euros, tandis qu’un autre aura la compétence exclusive des infractions routières et de la délinquance financière sur le département. Ou encore, tel tribunal judiciaire disposera de juges d’instruction pour instruire les enquêtes sur des crimes et délits, et tel autre n’en aura plus. Sur quels critères ces répartitions des contentieux et ces créations de pôles de compétences vont-elles se faire entre les tribunaux d’un même territoire ? Aucun critère n’est aujourd’hui défini. Et c’est bien là le problème. Ces répartitions vont se faire au cas par cas, selon la volonté des chefs de cour d’appel, qui vont organiser l’activité judiciaire des tribunaux des départements dont ils ont la charge. C’est assurément le meilleur moyen pour ne plus s’y retrouver, qu’on soit un justiciable à Tourcoing ou à Marseille, puisque chaque organisation sera différente selon les départements.

Enfin, cette réorganisation judiciaire se traduit par la fusion des tribunaux d’instance avec les tribunaux de grande instance. Permettre au justiciable de n’avoir qu’un lieu de justice où se diriger, faire ses démarches et être jugé : en voilà une bonne idée ! Sauf que, dans les faits, ce n’est pas du tout ce qui se passe. Faute de budget, ces deux entités, qui se trouvent souvent sur deux sites géographiquement distincts, ne sont pas regroupées sur un seul site. Trop cher. Résultat : le justiciable devra toujours se rendre physiquement sur deux voire trois sites pour y être jugé, toujours autant perdu dans les dédales d’une organisation judiciaire qui lui reste obscure. Physiquement, rien ne change, mais juridiquement si, et cela entraîne un coût financier d’importance que le ministère n’avait pas forcément budgétisé. La fusion entraînant en effet la mise en commun des applicatifs métiers, il faut former à la va-vite le personnel sur des outils dont il ne se servait pas jusqu’alors. Il faut modifier l’intégralité des trames informatiques, des en-têtes papier, des adresses mails structurelles, des tampons… car, depuis le 1er janvier 2020, le tribunal d’instance et le tribunal de grande instance ont disparu au profit du tribunal judiciaire et des tribunaux de proximité. Rien ne change, mais tout change. Il a fallu clore tous les dossiers dans les tribunaux d’instance en rendant l’intégralité des délibérés avant le 31 décembre 2019, ajoutant une charge de travail considérable à un personnel déjà au bord du burn-out. Rien ne change, mais tout change : sans renfort et sans budget supplémentaire, il faut mettre en œuvre une réforme qui apporte plus de contraintes que de solutions, tant pour le personnel justice que pour le justiciable.

On le comprend bien dès lors, si cette loi suscite la colère des métiers de justice, c’est peut-être et surtout à cause de ce qu’elle ne contient pas : les moyens humains et financiers nécessaires pour faire fonctionner le service public de la justice.

Il aurait fallu une loi de programmation plus ambitieuse budgétairement, qui aurait consisté en une véritable remise à flot du bateau justice. Une loi donnant dans un premier temps à la justice de vrais moyens humains, financiers et technologiques, avant d’engager dans un second temps une réforme procédurale et organisationnelle venant simplifier les procédures et les saisines, sans pour autant enlever ou appauvrir les droits des justiciables. À tout le moins, il n’aurait pas fallu promettre avec cette loi des jours meilleurs aux personnels de justice et une justice plus proche et efficiente au justiciable.

Les magistrats, les personnels de greffe, les conseillers d’insertion et de probation et les associations partenaires tiennent depuis des années à bout de bras une justice en état de grande pauvreté et donc de grande fragilité. Comme l’hôpital, la justice manque cruellement des moyens humains et financiers qui lui permettent de rendre un service public digne de ce nom. Il faut venir voir une audience de comparutions immédiates qui enchaîne les dossiers pour se terminer à 3 heures voire 6 heures du matin avec des victimes épuisées dans la salle. Il faut venir assister aux audiences qui traitent des violences conjugales et voir que, face à la masse des dossiers, on consacre en moyenne vingt-cinq minutes par affaire sans prendre le temps ni de bien écouter ni de bien expliquer ce qui se juge là, le sens et l’enjeu de la décision rendue. Il faut passer une tête dans les geôles des tribunaux, sales et pour certaines misérables, qui accueillent les détenus attendant d’être jugés ou auditionnés par leur juge d’instruction. Il faut voir ces salles d’attente des tribunaux pour enfants où les mineurs en danger, parfois petits bouts de chou ou bébés qui attendent de passer devant leur juge, patientent plusieurs heures avec le chauffage en panne et deux malheureux jouets rapportés de chez eux par les personnels pour distraire cette attente. Ne parlons même pas de l’insuffisant budget dont disposent les associations prenant en charge les femmes battues et les mineurs étrangers isolés.

Parce qu’il y a des vies derrière chaque dossier, des enfants maltraités, des victimes en grand danger, des justiciables qui attendent justice ou doivent être protégés, le personnel de justice cumule les heures non payées, travaille dans des conditions indignes et des bâtiments délabrés. Magistrats, fonctionnaires et associations partenaires tiennent coûte que coûte la justice à bout de bras pour éviter le naufrage. Et pourtant, l’abnégation et le dévouement ne suffisent plus. Le bateau prend l’eau de toutes parts. Et le personnel s’épuise à colmater les brèches trop nombreuses, beaucoup trop nombreuses. Avec désormais, au-delà de cet épuisement, la crainte que cette réforme sans les moyens humains et financiers ne leur mette encore plus la tête sous l’eau, entraînant par le fond le bateau justice, son équipage et surtout ses passagers : les justiciables.

 

Isabelle Fernandez, vice-présidente de l’ACPJ



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