23 Nov Au-delà des fusions géographiques, qu’est-ce que la « justice de proximité » ?
Proximité, nom féminin (latin proximitas, -atis) : situation de quelqu’un, de quelque chose qui se trouve à peu de distance de quelqu’un, de quelque chose d’autre, d’un lieu. La proximité des commerçants facilite le ravitaillement. Caractère de ce qui est proche dans le temps. La proximité du départ [i].
La loi de programmation 2018-2022 de réforme de la justice [ii] vise à rendre l’institution judiciaire plus lisible et plus accessible pour les justiciables, et fusionne le tribunal d’instance avec le tribunal de grande instance (TGI) en un seul « tribunal judiciaire », ne laissant survivre que les tribunaux qui ne se trouvent pas dans la même ville qu’un TGI, sous le vocable de « chambres de proximité ». Même si les différentes réformes intervenues, depuis la catastrophique réforme de la carte judiciaire [iii], qui avait déjà abouti à la disparition de bon nombre de tribunaux d’instance pourtant réputés proches des justiciables, jusqu’aux réorganisations actuelles, ont toujours visé à favoriser une gestion des ressources matérielles et humaines plus cohérente, et sans doute en plusieurs étapes à parvenir finalement au tribunal départemental de première instance dont beaucoup de politiques rêvent [iv], la proximité en tant que telle s’entend souvent comme le fait d’avoir un tribunal proche géographiquement. Mais la « justice de proximité » porte aussi, et surtout, sur une proximité dont la définition est plus proche de l’intimité des justiciables, laquelle est soumise au regard d’une tierce personne, le magistrat, mais aussi le greffier, l’avocat, l’éducateur, l’enquêteur social, le mandataire judiciaire, le conciliateur de justice, le délégué du procureur ou le conseiller d’insertion et de probation (liste non exhaustive).
Le justiciable ne se rend pas tout de suite compte, lorsqu’il est attrait en justice, ou lorsque lui-même intente une action, à quel point il va lui falloir se livrer, ouvrir son intimité à d’autres vies que la sienne. Les professionnels qui pratiquent la matière pénale savent pertinemment à quel point l’on entre dans la vie des gens, dans leur intimité la plus stricte, et pas seulement lorsqu’il s’agit d’infractions de nature sexuelle. Quiconque a déjà effectué ou participé à une perquisition a nécessairement ressenti ce sentiment de malaise qui vous étreint lorsque vous entrez de force dans le domicile d’une personne et que sous son regard vous ouvrez les placards et fouillez sous les lits. Le parcours du justiciable au pénal se poursuivra souvent par les expertises psychologiques et psychiatriques, dont nul ne peut contester le caractère intrusif. Et que dire de la victime qui va devoir raconter ses souffrances aux enquêteurs, puis aux différents magistrats et autres professionnels qui croiseront sa route, et parfois publiquement à l’audience ?
Mais cette entrée dans les secrets les plus intimes des individus existe également dans les aspects civils de la justice, peut-être encore plus, d’ailleurs, que dans son versant pénal. Les juges aux affaires familiales doivent trancher le nœud gordien des passions humaines dans une matière où l’irrationnel de la souffrance empêche bien souvent toute réflexion, toute concession que la matière mérite pourtant, et ce le plus souvent au préjudice des enfants du couple. Là aussi, l’enquêteur social, dans le but d’éclairer le juge dans sa décision, se rendra au domicile même des justiciables et les interrogera sur leur intimité. Le seul cabinet de juge qui soit tout autant rempli de la souffrance la plus intime est sans doute aucun celui du juge des enfants, dont les compétences civiles l’amènent à décider du futur d’enfants qui quitteront parfois de force et pour toute leur minorité le domicile familial. Il faut avoir rendu au moins une fois une décision de placement, que l’on doit expliquer les yeux dans les yeux aux parents et au mineur, pour se rendre compte de toute la violence de cet acte, lequel sera mis en œuvre par les éducateurs, notamment de l’Aide sociale à l’enfance [v], service du conseil départemental, qui seront directement soumis à l’exercice pratique de cette violence.
L’exercice de cette justice de proximité est heureusement parfois plus léger, voire agréable pour le juge, à défaut de l’être toujours pour le justiciable. Le juge d’instance – qui s’appellera à compter du 1er janvier 2020 « juge des contentieux de la protection [vi] » (JCP) – connaît de très nombreux contentieux, et notamment celui des mesures de protection (tutelle, curatelle, habilitation familiale). L’audition des majeurs à protéger, obligatoire sauf impossibilité constatée par certificat médical, et qui peut se dérouler dans le cadre d’un « transport de juge » au domicile du majeur, conduit à des échanges parfois très touchants, que ce soit avec des majeurs présentant des handicaps divers et variés, ou à cause de tout ce que cette matière renvoie s’agissant de la vieillesse, de la maladie, de la fin de vie, des divergences familiales que le juge est appelé à côtoyer. Là encore, les majeurs protégés voient des tiers jusque-là inconnus intervenir dans leur vie, notamment lorsque sont nommés des mandataires judiciaires à la protection des majeurs [vii].
Les conflits de voisinage, les saisies des rémunérations, le contentieux des baux d’habitation ou du crédit à la consommation, le contentieux des funérailles ou encore le droit du surendettement amènent également le juge à entrer dans l’intimité la plus stricte du justiciable, dans son histoire de vie particulière et dans ses attentes importantes vis-à-vis du juge, qu’il soit endetté souhaitant s’en sortir ou créancier non institutionnel, dont les enjeux de la procédure sont tout aussi importants pour lui et son avenir. Le juge d’instance doit trancher les histoires de famille, parfois touchantes, parfois sordides. Cette note pourrait encore se poursuivre tant les fonctions des différents intervenants de la procédure judiciaire, à tous les niveaux de cette procédure, entraînent une nécessaire proximité avec le justiciable qui n’a d’autre choix que de nous ouvrir les portes de son intimité. C’est ici que le secret professionnel prend toute son importance (les serments des différents professionnels du droit insistent très souvent sur cet aspect) : tout ce que l’on apprend sur le justiciable doit rester au sein du dossier, protégeant au maximum son intimité.
C’est cette proximité si chère à l’exercice de nos différentes fonctions qui nous enjoint d’exercer nos métiers avec autant de délicatesse que possible, tant elle rend le justiciable vulnérable face au professionnel, dans des procédures complexes qu’en outre il ne maîtrise pas. C’est cette proximité qui fait tout le sel de nos métiers, et que le législateur ne doit jamais perdre de vue lorsqu’il se lance dans des réformes trop souvent purement comptables.
Un juge d’instance
[ii] Voir sur le site du ministère de la Justice.
[iii] Voir sur le site de l’USM.
[iv] Voir sur le site du Sénat : « Renforcer l’organisation des juridictions. Améliorer l’efficacité en première instance ».
[vi] Un très mauvais nom, la protection des justiciables n’étant pas nécessairement contentieuse, bien au contraire.
[vii] Lire ici ce qu’est un mandataire judiciaire à la protection des majeurs.